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Après la mort de la littérature française, l'hécatombe mondiale ?

Tout le monde se souvient du vent de fureur qui a secoué le monde littéraire français en 2007, quand que le journaliste américain Donald Morrison a décrété « the Death of French culture », à la Une de l'édition européenne du Time. Les prémices du sinistre s'étaient pourtant déjà fait sentir en 2002 avec le pamphlet de Pierre Jourde, dénonçant la littérature sans estomac. Il est vrai qu'il est moins grave de se zigouiller entre soi (mais c'est une autre histoire). En juin dernier, après la publication de la fameuse liste des « 20 under 40 » (20 meilleurs romanciers de moins de 40 ans) du New-Yorker, le journaliste américain, Lee Siegel a déclenché un nouveau séisme en annonçant dans le New York Observer que le roman est un genre moribond.

Les librairies sont-elles devenues des cimetières, peuplés de vampires de papier un peu niais, de nombrilistes fantomatiques, de bluettes mortellement soporifiques et de pavés creux ? Il suffit de jeter un œil sur la liste des 10 meilleures ventes pour cerner la tendance. En France, la référence est le journal professionnel Livres Hebdo. La dernière semaine de juin, si on excepte les cahiers de vacances et le livre de régime du Dr Pierre Dukan, on constate que la liste des 10 meilleures ventes est dominée par Marc Levy (1ère et 5ème place), Douglas Kennedy (2ème), Anna Gavalda (3ème), Claudie Gallay (7ème), Kanterine Pancol (8ème), et Stephenie Meyer (9ème). Les héritiers de Borges, Boulgakov, Calvino, Conrad, Hesse, Joyce, Hamsun, et autres Sartre sont-ils, eux aussi, en vacances ? On sait déjà qu'à la rentrée 700 nouveautés dont 497 romans français seront publiés, un nombre encore jamais atteint dans la production littéraire nationale. Les premiers rangs seront composés de Michel Houellebecq, Philippe Claudel, Laurent Gaudé, Amélie Nothomb, Jean d'Ormesson, Olivier Adam et Virginie Despentes.
Au Royaume-Uni et aux États-Unis, le roman de genre domine largement le marché. Ainsi, le 3 juillet dernier, en tête de liste de la revue britannique, Booksellers, apparaissaient Jodi Picoult, Harlan Coben, Maeve Binchy, James Patterson, Stephenie Meyer, Jill Mansell, Katheryn Stockett, David Baldacci et Stieg Larsson. La même semaine, en tête des bestsellers du New-York Times figuraient Stephanie Plum, Stieg Larsson, Glenn Beck, Danielle Steel, Nelson DeMille, Kathryn Stockett, Justin Cronin, Catherine Coulter, Dean Koontz et Charlaine Harris. Sans être médisants, on peut difficilement comparer ces écrivains à Raymond Chandler, George Orwell, Mary Shelley ou Virginia Woolf. A ce jour, les Américains ne savant pas encore ce qui les attend à la rentrée. Le journal de référence, Publishers Weekly, a publié une liste des essais et premiers romans à paraître mais maintien encore le suspense en ce qui concerne les grosses pointures littéraires.
Est-il vain de tenter d'établir une sorte de bilan de santé du genre romanesque ? Existe-t-il un usage scientifiquement contrôlé de la chose littéraire ? Si on considère que le livre est un bien de consommation comme un autre, j'imagine qu'on doit pouvoir établir des critères d'analyse non subjectifs servant d'indicateurs de tendance.
Les Anglo-saxons, qui eux ne s'embarrassent pas de complexes culturels comme les Français, ont une passion pour les classements en tous genres... Parmi les distinctions les plus prestigieuses, on peut citer la fameuse sélection de la revue Granta (Best of Young British Novelists) qui paraît tous les 10 ans. La prochaine sera révélée en 2013.
Début juin, le New Yorker a publié sa liste des 20 romanciers les plus prometteurs: 10 hommes et 10 femmes (pour respecter la parité) de moins de 40 ans et d'horizons divers (pour honorer le melting-pot culturel). Il y a la romancière d'origine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie (32 ans), l'écrivain d'origine péruvienne Daniel Alarcón (33 ans), le Letton David Bezmozgis (37), et aussi Chris Adrian (39), Sarah Shun-lien Bynum (38), Joshua Ferris (35) Jonathan Safran Foer (33), Yiyun Li (37 ans), Nell Freudenberger (35) Rivka Galchen (34), Nicole Krauss (35), Yiyun Li (37), Dinaw Mengestu (31) Philipp Meyer (36), C. E. Morgan (33) Téa Obreht (24), Z Z Packer (37), Karen Russell (28) Salvatore Scibona (35), Gary Shteyngart (37) et Wells Tower (37). En 1999, le New-Yorker avait sélectionné des écrivains comme Jhumpa Lahiri, Nathan Englander et Junot Díaz, qui ont depuis fait leur chemin; et des auteurs déjà établi comme Michael Chabon, Jeffrey Eugenides ou David Foster Wallace.
Quelques jours après la révélation des « 20 under 40 » américain, le Telegraph a contre-attaqué avec la publication d'une liste des « 20 under 40 » britanniques qui ne se limitent pas aux frontières du politiquement correct. Le quotidien s'est donc affranchi de quelconques quotas de sexes, de races ou de "(sous-)genres". Les élus sont Chris Cleave (37 ans), Rana Dasgupta (39), Adam Foulds (36), Sarah Hall (36), Steven Hall (35), Mohsin Hamid (39), Anjali Joseph (32), Joanna Kavenna (36), Benjamin Markovits (37), China Miéville (38), Paul Murray (35), Patrick Neate (40), Ross Raisin (31), Dan Rhodes (38), Kamila Shamsie (37), Zadie Smith (35), David Szalay (36), Adam Thirlwell (32), Scarlett Thomas (38) et Evie Wyld (30).

En France, on se risque peu à denoncer les représentants de la nouvelle génération. A la limite, on peut décerner pléthore de prix littéraires ou se risquer à élire les meilleurs romans de l'année. Soit les journalistes répugnent à froisser la fragile susceptibilité de nos écrivains, soit ils font de la résistance au classement intempestif du génie littéraire français, soit il y a pénurie de porte-drapeaux. Étant donné qu'ils sont nettement moins retissant à canoniser les grands romanciers disparus, il est tentant de conclure que la littérature française manque de vivacité. Les jurés du Prix Nobel ont-ils voulu rendre un dernier hommage à la culture française décédée en couronnant Jean-Marie Gustave Le Clézio en 2008 ?
N'étant pas moi-même une autorité mandatée du monde littéraire, je serai bien en peine d'établir la liste des « 20 sous 40 » française mais je peux user des outils à ma disposition, à savoir les grands prix qui couronnent les jeunes littérateurs français. Ces cinq dernières années, le Prix Goncourt a été attribué à Marie NDiaye (43 ans), Atiq Rahimi (44 ans), Gilles Leroy (52 ans), Jonathan Littell (43 ans) et François Weyergans (59 ans). Résultat: O élus puisque tous dépassent la limite d'age retenue. Le Grand Prix du Roman de l'Académie a été attribué à Pierre Michon (55 ans), Marc Bressant (72 ans), Vassilis Alexakis (67 ans), Jonathan Littell (43 ans) et Henriette Jelinek (qui a été distinguée à 82 ans). Résultat identique. Le Prix du Livre Inter a distingué Cloé Korman (27 ans), Mathias Enard (38 ans), Henry Bauchau (97 ans)... Le Prix Médicis nous fourni un candidat, Sorj Chalandon (36 ans), distingué en 2006 ; le Femina 2009, une candidate également avec Gwenaëlle Aubry (39 ans); le Prix Interallié 2007, nous permet de sélectionner Christophe Ono-dit-Biot (35 ans) et le Prix Décembre 2008, désigne encore Mathias Enard (38 ans). Le Prix des Deux Magots n'a distingué, ces cinq dernières années, que des auteurs ayant dépassé la quarantaine. Le prix de Flore, qui a pour ambition de couronner chaque année un jeune auteur au talent prometteur, a couronné Tristan Garcia (29 ans) en 2008 et Joy Sorman (37 ans) en 2005. Bilan temporaire: 7 candidats. J'imagine que je pourrais écumer les Prix littéraires moins prestigieux (ce n'est pas ce qui manque) et, avec un peu de patience, dégoter une vingtaine de postulants pour notre liste des 20/40... mais, quand même, j'ai la sensation que les jurés littéraires n'en pincent guère pour la jeunesse! C'est peut-être aussi qu'il faudrait chercher ailleurs... parmi ceux qui fuient médias et distinctions comme Yann Aperry (39 ans) ou dans les "sous-genres" littéraires que sont la science-fiction et le polar. On pourrait, par exemple, y débusquer un Antoine Chainas (39 ans) mais DOA et Caryl Férey seraient recalés pour cause de quarantaine dépassée (l'art de la mise en case est ridiculement sans pitié, n'est-ce pas ?).
Lorsque Dominique Viart répond à Donald Morrison (via la rubrique littéraire du Nouvel Obs) un an après la sentence de mort de la littérature française, il cite spontanément les noms des grands auteurs du siècle précédent: de Proust à Duras, en passant par Gide, Bataille, Perec, Beauvoir... mais tarde un peu à lâcher ceux des auteurs contemporains. Selon lui, nos meilleurs ambassadeurs seraient Michel Houellebecq, Annie Ernaux, Pascal Quignard, Pierre Michon, Jean Echenoz, François Bon, Jean-Philippe Toussaint, Daniel Pennac et Christine Angot, la cadette des auteurs qui s'exportent. La moyenne d'age se situe entre 70 et 41 ans.

Si on en croit Lee Siegel, l'Hexagone ne serait pas l'unique espace littéraire dépeuplé. Les romanciers seraient victimes d'une contagion professionnelle s'étendant au monde entier : « Hélas, la pratique de la fiction n'est plus une vocation. C'est devenu une profession et les professions ne sont pas caractérisées par la subtilité de la création. Les vocations artistiques doivent être un élan pour étreindre le plus possible de personne de par votre volonté ; les professions sont des affaires indigentes qui ne concernent que la profession elle même. » (…) « Pour environ un million de raisons, la fiction est devenu un genre "pièce de musée", dont la plupart des acteurs sont plus des conservateurs précautionneux ou de théoriciens, bien plus que des auteurs. L'écrivain et journaliste britannique, Harry Mount rétorque dans le Telegraph qu'on n'a cessé de décréter la mort du genre depuis la Rome antique et la naissance du premier roman. Lorsqu'on se promène dans une librairie, dit-il, il est aisé de comparer la multitude des nouveautés romanesques (dont la majeure partie sont loin d'être des chefs d'œuvres) au rayon des classiques, où demeurent les dinosaures qui ont survécu la sélection naturelle. Harry Mount admet que la surproduction éditoriale actuelle, n'est pas un signe positif mais qu'elle trahit plutôt un déficit de qualité. Il n'y a pas une ville de province qui ne se soit dotée d'un festival littéraire et d'un atelier d'écriture. A partir du moment où on considère que la création se résume à un ensemble de techniques qui s'acquièrent dans un cours, il faut bien s'attendre à ce que les œuvres qui en sortent soient franchement ennuyeuses. Mais selon le romancier américain, Philip Roth, le monde littéraire serait menacé par un danger bien plus grand, à savoir le cyber-espace. Internet est-il en train de tuer le roman par l'intermédiaire d'une "sous-culture de masse" ? Voilà l'une des questions qui fâchent. Le Los-Angeles Times s'insurge vertement contre cette discrimination culturelle: les gens achètent des livres, lisent des livres et campent devant les cinémas pour voir Twilight, un film tiré d'un roman. Ils font également le siège des librairies qui ouvrent leurs portent à minuit pour vendre des bestsellers. Ces personnes sont-elles marginales ? » Pour ma part, j'aurais tendance à croire que les écrivains engagés et les intellectuels, eux, sont considérés comme des parias, qui ont le mauvais goût d'assener d'ennuyeuses questions sur notre société positivement individualiste. Pourquoi s'échiner sur un roman peuplés de personnages torturés, bourrés d'interrogations et d'idées politiques, voire motivés par des velléités de sauver le monde, quand on peut se plonger dans les futiles aventures d'une trentenaire accro de shopping et dont les seules préoccupations existentielles tiennent, non pas dans un mouchoir de poche, mais dans un morceau de tissu de la taille d'une petite culotte ? Évidemment, on peut toujours s'étonner que quelques rabats-joie comme Lee Siegel, ou Andrew Marr avant lui, abandonnent la partie au profit d'œuvres plus substantielles qu'on ne trouve guère plus que dans le rayon des essais. En 2003 néanmoins, Harold Bloom, un journaliste du Boston Globe, osait encore s'offusquer lorsque la prestigieuse National Book Foundation préférait décerner un prix à Stephen King (pour sa contribution à la littérature) plutôt qu'à Saul Bellow ou Arthur Miller. A qui le prochain Prix Pulitzer ? Stephenie Meyer ?

Peut-on encore sauver quelques auteurs en voie de disparition... les Thomas Pynchon, Don DeLillo, Lee Harper... ? Les Annie Proulx, Cormac McCarthy et autres Jim Harrison peuvent-ils se reproduire et faire des enfants en France ? Les chefs de file du roman noir sont-ils en mesure d'éliminer les locomotives du marché hexagonal ? Pouy-Daeninckx-Raynal versus Mussot-Levy-Gavalda (je reconnais que le concept a de quoi choquer mais, si les premiers pouvaient administrer une bonne raclée aux seconds, on s'en sortirait probablement tous grandis). Autre débat en vigueur dans les médias: le polar français a-t-il encore une âme ou est-on entré dans l'air du « Nouveau Polar Nihiliste »? Faut-il dépouiller les romans de science-fiction de leur label et de leurs couvertures grises pour qu'ils soient pris au sérieux ? Autant de questions qui agitent les "spécialistes", enchantent les profs frustrés, assoment les consommateurs de bestsellers et donnent la migraine à ceux qui cherchent juste de vrais bons romans à se mettre sous la dent.

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