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Mon libraire est-il vraiment indépendant ?

Je me pique d'être une lectrice vertueuse qui fréquente les librairies indépendantes. J'aime à penser que je favorise ainsi la diversité culturelle et bénéficie de services personnalisés. Mais l'indépendance est un luxe rare, difficile à acquérir, et surtout à conserver, dans un monde dominé par le mainstream littéraire, la toute puissance des éditeurs et les contraintes de rentabilité.

Pourquoi irais-je dans ma librairie de quartier si j'y trouve les même piles de bestsellers que dans les supermarchés du livre ? Si mon libraire est aussi peu disponible à me prodiguer ses conseils éclairés que les manutentionnaires des chaînes spécialisées, pourquoi n'irais-je pas choisir mes livres sur Internet ? En bref, mon libraire est-il un militant au service de la cause culturelle ou un petit entrepreneur tentant de survivre à la crise ?
Pour répondre à cette question, il faut d'abord tenter de définir ce qu'est une librairie indépendante. Selon le CNL (Centre National du livre) le label L.I.R. (Librairie Indépendante de Référence) est soumis à un critère qualitatif, à savoir que l'établissement doit proposer, tout au long de l'année, une animation culturelle. Le second critère est le nombre de références en stock, considéré comme le reflet de la diversité de l'offre. Est-ce à dire que si mon libraire propose l'intégralité de la collection Harlequin, il a déjà fait une bonne partie du chemin vers la labelisation ? Pas selon le SLF (Syndicat National du livre). Il précise que label, mis en place et 2009 et révisé en 2010, s'est donné pour ambition de valoriser le travail de sélection et de conseil des librairies, ainsi que celui de promotion de la diversité éditoriale. Il n'est pas précisé s'il existe une grille d'évaluation ou des seuils quantitatifs pour l'éventail éditorial. En revanche, on sait qu'une commission composée de professionnels du livre et de représentants des collectivités territoriales est chargée d'inspecter les librairies candidates. Il faut néanmoins savoir qu'elle est présidée par Antoine Gallimard, l'un des plus gros éditeurs français. Les autres conditions à remplir sont strictement économiques et fiscales (chiffre d'affaires, capital, frais de personnel, etc). Par ailleurs, l'établissement doit compter moins de 250 salariés. Autant dire que la différence est d'importance entre mon petit libraire de quartier spécialisé en littérature de voyage, un magasin totalisant une superficie de 2.500 m² avec des espaces papeterie et jeux-vidéos (Le Verger des muses à Corbeil-Essonnes) et une enseigne généraliste comptant huit boutiques (Librairies Fontaine à Paris). Plus de 400 établissements ont été labellisés en 2009 et une soixantaine en 2010. Ce statut est valable trois ans.

Revenons à la question de la qualité. D'aucuns diront qu'elle est fortement subjective, c'est pourquoi nous préférons le critère de diversité. Pour comprendre le phénomène de « best-sellerisation », il faut savoir comment fonctionne la chaîne du livre. Le best-seller nait peut-être de la plume de l'écrivain mais il est surtout élevé par l'éditeur. Celui-ci le sélectionne parmi des milliers de manuscrits (généralement celui de l'écrivain reconnu gagne la partie), décide du nombre d'exemplaires imprimés et de la date de parution (de préférence fin août, avant la rentrée littéraire, les prix et les fêtes de fin d'année). Il offre des services de presse aux principaux prescripteurs (journalistes, libraires, voire blogueurs) qui ne manqueront pas d'en faire l'éloge ou au moins d'en parler, surtout si l'auteur est déjà célèbre. La maison d'édition envoie ensuite ses représentants à l'assaut des librairies. Le VRP de la culture n'étant pas un sur-homme, on imagine bien qu'il n'a pas lu tout le catalogue qu'il présente à son client. Il est donc plus confortable pour lui, et plus rentable pour son employeur, qu'il écoule les exemplaires du bestseller programmé avant tout autre ouvrage. Bien-sûr, il y a toujours des libraires un peu snobs mais la plupart sont débordés (ils disposent rarement d'un bureau pour recevoir les représentants et doivent prendre soin de leur boutique en même temps). Selon les statistiques établis en 2006, la visite d'un représentant durerait 30 minutes en moyenne (1h30 pour les grandes librairies). Voilà comment on vend des piles de best-sellers selon le schéma idéal. Dans la réalité, les éditeurs ne daignent pas envoyer leurs ambassadeurs dans n'importe quelles librairies. Selon un rapport du CNL, les petits libraires ne verraient en effet qu'une dizaine de représentants par an, tandis que les grandes enseignent en recevraient 70 au cours de la même période.
Mieux encore, dans le cas d'Ennemis publics, la correspondance de Michel Houellebecq et de Bernard-Henri Lévy, les libraires ont été invités à acheter les yeux fermés alors même que l'identité des auteurs restait un secret jalousement gardé par l'éditeur. Ils savaient juste qu'il s'agissait de personnalités incontournables du monde littéraire. Les libraires cèdent d'autant plus facilement à ce type de coup marketing qu'il existe un système très pratique leur permettant de retourner les exemplaires invendus à l'éditeur au bout de quelques mois. En échange, il s'engage à commander un certain nombre de nouveautés. Cette pratique, appelée Office, permet d'obtenir une plus forte remise du fournisseur. Or, certains éditeurs pratiquent un office sauvage et expédient plus de titres et de quantités que convenu.
Bien-sûr, tout n'est pas si noir dans le monde du livre. Il arrive que le bouche à oreille fasse son chemin et qu'un livre non élu par l'éditeur deviennent un succès de librairie. Parmi les derniers exemples, on peut citer Le cœur cousu de Carole Martinez qui a créé la surprise en 2007 avant d'être couronné par neuf prix littéraires (il faut bien faire amande honorable). D'aucuns diront que c'est l'exception qui confirme la règle et que les libraires ne peuvent décemment s'affranchir des valeurs sûres. Est-ce à dire que le formatage littéraire est une nécessité économique ? Mon libraire de proximité ne peut-il survivre que s'il ne prend aucun risque ? Doit-il systématiquement céder aux appels du pied de l'éditeur et des médias ? La promotion des nouveautés est-elle la seule planche de survie ? Une étude réalisée par l'ADELC (Association pour le Développement de la Librairie de Création) montre que 83 % des titres vendus en librairie ont plus d’un an, parmi lesquels 40 % sont parus au moins cinq ans plus tôt. Ici, on entrevoit le problème qui s'impose aux magasins de petites dimensions : comment stocker les ouvrages de fond, dont on ne saurait de passer, et proposer une offre honorable de nouveautés ?
En 2004, une équipe de physiciens du CNRS, à l'Université de Lille, s'est penchée sur l'analyse des ventes de livres. Selon eux, il faut distinguer deux éléments : la publicité, facteur exogène, et le bouche à oreilles, facteur endogène. Dans le premier cas, on constate un bref, mais important, pic de ventes. Par exemple, un célèbre journaliste américain a propulsé son livre du rang 2000 au rang 5 des meilleures ventes sur le site Amazon.com, après une interview accordée à la télévision. Dans le second, l'impact sur les ventes s'inscrit sur une plus longue durée. En conclusion, les réseaux sociaux sont de meilleurs promoteurs. Les éditeurs l'ont d'ailleurs bien compris et s'intéressent désormais de près aux nouveaux outils à leur disposition (Twitter, Facebook, etc). Actes Sud a sa page sur Facebook, Albin Michel cumule avec Twitter, JC Lattès aussi, pour n'en mentionner que trois au hasard.

Est-ce à dire que les éditeurs sont parvenus à limoger les libraires de l'une de leurs fonctions principales, à savoir le conseil ? Cette question est d'autant plus cruciale que le développement du livre numérique leur donne les moyens de court-circuiter la chaîne du livre grâce à la création de plateformes de téléchargement. Ici, il nous faut aborder l'aspect délicat des compétences du personnel, l'élément qui doit faire la différence entre la librairie indépendante et les supermarchés du livre. Comment évaluer concrètement le savoir-faire d'un employé, si ce n'est en terme de formation, de nombres d'années d’expérience dans le métier et d'ancienneté dans l'entreprise. Une étude réalisée en 2006 établie le profil type du libraire en fonction du chiffre d'affaires de son entreprise (toutes catégories de librairies confondues). Or, elle montre que les différences sont peu significatives. Mon libraire est donc une femme de 37 ans, titulaire d'un bac+2 généraliste et pouvant se prévaloir d'une expérience de 10 années dans le métier, dont 8 au sein de son établissement actuel.
Il faudrait bien-sûr tenir compte de qualités plus ou moins subjectives, comme le niveau de culture général, le sens relationnel ou la motivation (le métier de libraire n'est-il pas sensé être une vocation ?) mais elles sont impossibles à quantifier en termes de statistiques. Personnellement je connais au moins une librairie qui fait passer un test d'embauche de type Questions pour un champion à ses candidats. Dans le principe cela semble plutôt infantilisant, voire dégradant. Dans la réalité, il m'est arrivé de croiser dans une grande librairie parisienne, une vendeuse qui n'avait jamais entendu parler de Truman Capote ou de Cormac McCarthy. Il faut dire que certaines grandes enseignes attachent moins d’intérêt à la valeur professionnelle de leurs futurs employés qu'au niveau de rémunération qu'elles vont leur proposer. Je connais un groupe partant du principe que chaque nouveau salarié est débutant dans l'entreprise, quelque soit le nombre d'années d'expérience dont il peu se prévaloir dans le métier. Son salaire est donc évalué en conséquence et j'imagine que la motivation du nouvel embauché doit être à la hauteur de ce manque de reconnaissance patronale. Il est vrai que dans ce type de magasins, les employés sont moins des libraires que des vendeurs, voire des manutentionnaires, dont la tâche principale consiste essentiellement à ranger les livres dans les rayons... parfois avec plus ou moins de succès, puisque j'ai déjà vu classer une biographie de Charlemagne en histoire de France (les belges ou les allemands apprécieront) et les romans préhistoriques de J.M. Auel en Fantasy (sans doute pour plaire aux Créationnistes).
Peu importe puisque ces vendeurs disposent d'une arme imparable : la base de données Electre qui leur permet de répondre à toutes les questions techniques de leur clientèle (Titre, auteur, année de parution, ISBN, prix, disponibilité chez l'éditeur, etc). Parfois, il y a même un petit résumé du livre. Malheureusement, je crains que les éditeurs du logiciel n'est pas encore songé à créer des affinités du genre « si vous avez aimé ce livre, vous aimerez peut-être celui là)... mais je peux me tromper puisque cela existe sur les sites de librairies en ligne comme Amazon. Dans ces conditions, vous comprenez bien qu'il est inutile de vous présenter au vendeur sans référence précise. Il y a peu de chance qu'il est lu le dernier article du Magazine littéraire où le chroniqueur évoque un roman, dont vous ne vous souvenez ni de l'auteur ni du titre, mais juste que l'intrigue se passe aux États-Unis et que le narrateur est une femme évoquant ses origines indiennes. Inutile également de réciter un poème appris dans votre enfance et dont vous aimeriez retrouver l'auteur. Oui, je sais, le libraire n'est pas omniscient... sauf peut-être au sein de quelques institutions un peu élitistes où vous avez toutes les chances de perdre la face en demandant la première bluette du Top 50. Je me garderai bien de généraliser mais il est vrai que les librairies indépendantes ont une plus forte tendance au snobisme culturel. On comprend alors que le lecteur n'adhérant pas au « lire intelligent » préfère l'anonymat des grandes surfaces. Évidemment, si on commence à cracher dans la soupe, on aura plus grand chose d'intéressant à lire dans les mains.


Photo 1: Hermann Hesse
Photo 2: Sylvia Beach
Photo 3: Adrienne Monnier

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