Baromètre du livre (+ PLUS)

La lecture intelligente est morte, vive le livre-objet !

Qu'une poignée de journalistes rabats-joies déclarent l'arrêt de mort des têtes pensantes du genre romanesque ne semble guère émouvoir les éditeurs. Il faut dire que ceux-ci ont de quoi riposter. Les livres sont creux ? Qu'à cela ne tienne, il suffit de leur offrir de magnifiques écrins et créer des produits dérivés pour augmenter leur valeur ajoutée. Le roman est devenu un genre "pièce de musée" ? Il faut miser sur le concept du livre objet d'art et capitaliser sur les éditions limitées.

Parmi les fins stratèges de l'édition, les maisons Kraken Opus et Taschen sont peut-être les plus audacieuses. Partant sans doute du principe que la crise financière achève d'abord les pauvres et que les riches sont toujours près à toutes les excentricités pour impressionner leurs pairs, les deux éditeurs ont investi le marché du livre à prix inabordable.
Engagé depuis longtemps dans la course, Kraken Opus s'est doté d'une arme redoutable : une biographie du joueur de cricket indien, Sachin Tendulkar, qui vaut son pesant d'or : une édition limitée qui ne comptent pas moins de 800 pages et pèse environ 35 kg. Pour 75 000$ pièce, le célèbre batteur consent à oblitérer chaque exemplaire d'une goutte de son sang. Les 10 exemplaires, qui doivent paraître en février prochain, sont d'ors et déjà vendus. L'éditeur prévoit d'étoffer encore son luxueux catalogue d'un ouvrage consacré aux voitures Ferrari et dont le prix, 40 000$, constituerait déjà un bon apport pour l'acquisition du véhicule lui-même. Les pilotes vedettes de Ferrari seront une nouvelle fois les ambassadeurs de leur écurie puisque le livre, présenté dans un somptueux coffret rouge, sera orné de leurs autographes. Sur les 399 exemplaires actuellement sous presse, 20 ont été réservés par un gestionnaire de fonds de pensions anonymes.
C'est néanmoins l'éditeur Taschen qui gagne la première manche avec la publication d'un livre de photos dédié aux missions spatiales américaines. Il vrai que les 12 heureux acquéreurs de cette édition sont désormais propriétaires d'un petit morceau de lune. L'un d'entre eux a du quand même débourser 112 500 dollars pour décrocher son exemplaire. L'équipe Tashen n'en est pas à son coup d'essai puisqu'elle s'était déjà aventurée sur ce territoire prometteur, armée d'une biographie de Mohamed Ali. Ce livre consacré à l'art de la boxe et intitulé GOAT (acronyme de "greatest of all time", c'est-à-dire le meilleur de tous les temps), porte la signature de quatre photographes célèbres mais également agrémenté d'une sculpture de l'artiste américain Jeff Koons. Il s'est vendu 7,500$. D'autres opérations sont actuellement en cours, parmi lesquelles le lancement d'une œuvre dédiée aux travaux des artistes contemporains, Christo et Jeanne-Claude. Ce collector est publié à 1000 exemplaires numérotés et signés de la main de Christo Vladimiroff Javacheff. Les copies de la série 1 à 6 seront vendues avec des œuvres originales comme The River, Project for Arkansas River ou The Mastaba, Project for United Arab Emirates. Le prix des livres varient donc en fonction de la valeur de l'œuvre, soit de 750 dollars (pour les éditions grand public) à 50 000 $ pour celle accompagnée d'une lithographie de 1965. Les suscriptions sont ouvertes jusqu'au 31 août.

Au vu des prix pratiqués par les éditeurs, il est légitime de penser qu'il vaut mieux, ces temps-ci, investir dans le livre de collection plutôt que dans l'immobilier. A ce sujet, la banque Lazard a réalisé une étude en 2008 montrant que les éditions rares ou anciennes assurent, sur le long terme, des plus-values largement supérieures à celles que peuvent offrir l'or ou les actions. Une comparaison basée sur les spéculations des bibliophiles et des boursicoteurs, entre 1977 et 2004, indique que l'indice Dow Jones a été multiplié par 12,9 au cours de la période, tandis qu'une édition originale du Discours de la méthode de René Descartes passait de 6.800 dollars à 290.000 dollars, soit un multiple de 42,6.
Le truc, c'est que les livres édités par les éditeurs comme Kraken ou Taschen finissent rarement dans les salles de ventes de Christie's ou Sotheby's, qui sont plutôt spécialisées dans la vente aux enchères de manuscrits et de premières éditions. On les retrouve, en réalité plus fréquemment sur des sites de ventes en ligne comme e-bay. On sait, par ailleurs, que si certains collectionneurs achètent plusieurs exemplaires d'un même tirage, ce n'est pas pour les revendre d'occasion mais pour les offrir à des proches ou des relations d'affaires. L'architecte Leo Daly, par exemple, fervant amateur des éditions Taschen, les exposent dans les bureaux de son cabinet ou en fait don à des musées spécialisés.

A l'instar des grands couturiers qui inspirent les vendeurs de prêts à porter, la haute culture influence celle de masse. On peut d'ailleurs facilement constater que le livre-objet et ses dérivés connaissent une grande popularité depuis quelques années. On a d'abord vu apparaître les t-shirts et figurines aux effigies de différents personnages de la littérature enfantine ou issus de la bande dessinée. Viennent ensuite les éditions limitées ou collector, à l'exemple de la collection Le Livre de poche qui a éditée en 2007, à l'occasion du 50e anniversaire de la disparition de Boris Vian, des éditions agrémentées de documents et photographies. Certains d'entre-nous se souviennent aussi sans-doute, de l'opération marketing des éditions Folio pour les fêtes de Noël 2008. J'imagine que certains ont du briller de bon goût au moment de la distribution des cadeaux: un coffret du Lièvre de Vatanen d’Arto Paasilinna, avantageusement présenté dans une peau de lapin, pour pépé ; un exemplaire de La Délicieuse Gourmandise de Muriel Barbery, emballé dans du papier bonbon, pour mémé; etc.
Dans la série des éditions limitées, il y a encore les Tie-in, à savoir les titres qui bénéficient d'un relookage de circonstance lorsqu'ils sont adaptés au cinéma. Généralement la couverture se pare de l'affiche du film, mais on peut ajouter quelques fioritures en annexes (informations sur le tournage, photographies des acteurs etc). Parfois, le livre entame une existence propre, à l'exemple du livre de photos du film Sex and the city, vendu indépendamment de l'histoire originale. Dans ce domaine, les innovations ne manquent pas. La dernière en date concerne l'adaptation cinématographique de Mange, Prie, Aime (Eat, pray, Love en anglais), le bestseller d' Elizabeth Gilbert. En effet, avant de se ruer dans les salles obscures le 22 septembre prochain, les fans de Julia Roberts pourront s'asperger d'une des trois subtiles flagrances, de la marque Fresh qui a su capter l'essence du roman. Ces parfums sont vendus 45 dollars aux États-Unis, ce qui semblent bien plus rentable qu'un livre de poche ou une place de cinéma. Qu'importe donc si quelques journalistes narquois, tel Deirdre Foley-Mendelssohn dans le New-Yorker, demandent ce qui viendra ensuite... des tatouages à l'encre s'inspirant de l'héroïne de Stig Larsson, peut-être ?

Sources: Wall Street Journal et The New-Yorker


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