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Comment Simenon est entré dans nos vies

Les enquêtes du commissaire Maigret se déroulent en immersion. La situation est exemplaire quand la nouvelle d’un crime l’appelle à l’extérieur de Paris. Dans une petite ville de la côte ouest. Sur un carrefour de routes où il y a trois maisons. Il n’y est jamais venu ou s’en souvient à peine. Il n’en ressortira pas avant que l’enquête ne soit terminée. Tant qu’il se trouvera sur place, il ne s’occupera d’aucune autre affaire. Et il n’y reviendra probablement jamais, ou dans bien longtemps, quand le souvenir du lieu, de cette énigme qu’il aura fini par résoudre, des personnages qu’il aura rencontrés à cette occasion, se sera presque effacé.

Et Georges Simenon lui-même, quand il se lance dans l’écriture d’un roman, le fait en commençant à la première ligne de ce que nous lirons, et il poursuit ainsi sans repentir, sans s’accorder presque aucun repos, ni travailler à un autre roman, ni seulement y songer, qu’il n’en soit venu à bout. Et nous-mêmes qui le lisons, nous procédons sans relâche, comme nous effectuerions la traversée d’un rêve dont au réveil nous ne nous souviendrons plus, et comme nous avons l’habitude de plonger dans l’obscurité d’une salle de cinéma pour regarder un film.

Garder chez soi un livre qu’on a lu, c’est se ménager la possibilité d’y revenir à tout moment, mais c’est surtout conserver une marque de ce qu’on a lu, objet matériel qui atteste du fait en même temps qu’il est capable d’éveiller le souvenir du contenu. Quand une jeune fille pénètre dans ta chambre pour la première fois, elle regarde la rangée de livres alignés sur une étagère au-dessus de ton lit, et elle dit: «Tiens, je vois que tu aimes les romans policiers!», entendu que plusieurs Simenon et Agatha Christie se trouvent sur cette étagère où tu les as rangés avec les autres aussitôt après que tu les as lus, et où elle les effleure du bout du doigt. Et maintenant tu peux lui proposer de lui prêter un ou deux de ces petits volumes qu’elle emportera tout à l’heure quand elle quittera ta chambre. La nuit sera venue, elle arrangera sa tenue puis très vite elle glissera les livres dans son sac avant de filer dans l’escalier. Le livre que tu conserves témoigne de ce que tu l’as lu et, avec sa couverture illustrée, la façon qu’il a de s’ouvrir dans ta main, il te permet de retrouver aussitôt le souvenir de l’histoire qu’il contient, le lieu, les personnages. Voici qu’il s’ouvre dans ta main et un parfum s’en dégage, un esprit s’en libère, semblable au génie de la lampe d’Aladin, qui te rend aussitôt dans ses moindres détails l’histoire que tu croyais avoir oubliée, mais aussi bien l’heure, le lieu où tu l’as lue, l’état d’esprit dans lequel tu te trouvais alors, la couleur de ton âme et de tes sentiments (ceux que tu éprouves pour cette jeune fille, par exemple).

Avec Simenon pourtant le compte n’a pas tardé à se perdre, les marques à s’égarer, à s’effacer, ce qui a contribué à le faire entrer plus intimement dans nos vies. Les aventures du commissaire Maigret étaient si nombreuses déjà, dans les années 60 où j’ai commencé de m’y attacher, que nous ne doutions pas de disposer avec elles d'une réserve de lecture inépuisable pour la durée de nos vies. En outre, elles étaient publiées en format de poche et leur succès était tel qu’on en trouvait partout. Tu étais invité à la campagne, chez des amis. La soirée se prolongeait, à boire et bavarder. À fumer surtout. Puis tu allais rejoindre cette chambre qu’ils t’avaient indiquée à ton arrivée. Elle était étroite comme une cabine de yacht et sentait la poussière, le moisi et le tabac froid. Les persiennes étaient tirées et tu n’aurais su dire si la fenêtre ouvrait sur la rue ou, à l’opposée, sur la vallée que le village dominait de très haut. Et le lit n’était guère confortable. Mais, empilés sur une chaise, à côté de ce lit, il y avait des romans policiers, parmi lesquels deux ou trois portaient en couverture le nom du célèbre commissaire avec le logo de sa pipe et de son chapeau. Alors tu en choisissais un, et tu le lisais de la première à la dernière ligne en deux ou trois heures de veille, en fumant encore. Et le lendemain, au moment de quitter cette maison de village, tu laissais le livre sur la chaise où tu l’avais cueilli, sans prendre seulement le soin de noter son titre. Si bien que tu ne tardais pas à oublier cette histoire, que celle-ci s’effaçait de ta mémoire sans laisser aucune trace, comme si elle n’avait jamais eu lieu, et cet effacement durait des années parfois avant que le hasard te fît entrer dans un hall de gare et acheter, vite fait, le même livre, sans du tout y songer, sans que son titre t’évoquât rien. Il fallait qu’ensuite, assis dans le compartiment du train, tu commences ta lecture, que tu t’avances assez loin dans les pages pour commencer à éprouver un délicieux et vertigineux sentiment de «déjà-vécu». Et ce qui te revenait en mémoire, c’étaient à la fois, sur deux registres différents, le lieu où se déroulait l’action, qui pouvait être lointain, nordique et brumeux, avec un canal et des péniches sur le pont desquelles flottait du linge à sécher, et en même temps celui où tu l’avais lu pour la première fois, cette chambre dans un village de montagne qui dominait de très haut la vallée et qui s’appelait Saorge.

Nous parlions de cinéma davantage encore que de littérature. La conversation sur les films occupait la plus grande partie des soirées que nous passions ensemble sans qu’aucun de nous ait jamais songé à écrire sur le cinéma, ni du tout à en faire. Et il en allait ainsi, sans doute, pour la plupart de ceux de notre âge dans les années 70 et au début de la décennie suivante. Le cinéma marquait une actualité toujours renouvelée. Nous disions: «Avez-vous vu le dernier film de Chabrol et celui-ci vous a-t-il plu?» Quinze ou vingt cinéastes français et étrangers nous servaient ainsi d’ordinaire. Nous allions voir leurs nouveaux films quand ils sortaient et nous en parlions ensemble, non sans évoquer des films plus anciens. Car la sortie d’un film faisait événement. Celui-ci restait à l’affiche quelques semaines et il fallait le voir à ce moment, avant qu’il laisse sa place dans les salles à de nouvelles productions. Si, pour une raison ou pour une autre, vous aviez manqué la sortie du dernier Godard, impossible de prévoir quand l’occasion se présenterait de rattraper la chose. Tandis que les livres restaient en librairie.

Nous étions très peu sensibles aux prix littéraires qui nous paraissaient une arnaque, si bien que pour nous la littérature était toujours inactuelle. Nous lisions d’affilée cinq ou six Kundera, puis cinq ou six Modiano, avant de consacrer des mois entiers à Proust, à Marguerite Duras ou Thomas Mann. Mais pour ceux qui sont venus après nous, il n’en a plus été de même. Le Compact Disc s’impose au milieu des années 80, et il fait du cinéma, qui était jusqu’alors un art événementiel, une sorte d’industrie planétaire du roman multimédia. Désormais, il devient possible d’acheter et de conserver des films comme il est possible depuis toujours d’acheter et de conserver des livres. Simenon, néanmoins, comme tous les auteurs de littérature populaire, mais lui de façon exemplaire, échappe d'entrée de jeu à ce régime, celui du livre «bourgeois», du «livre-possession»--car le livre constitue l'archétype de la marchandise dès la Renaissance, bien avant que le capitalisme (moderne) ne s'en mêle. Qui a jamais songé à conserver les livres policiers de Simenon? Ils étaient si peu chers, on en trouvait d’occasion en vente partout à des prix ridicules, et l’on ne songeait pas à noter les titres de ceux qu’on avait lus davantage qu’on aurait noté les titres des films qu’on voyait, et dont le souvenir était fait pour se perdre ou plutôt pour se confondre avec celui de nos rêves et des événements de nos propres vies. Sans compter que Simenon fut très vite adapté au cinéma. Si bien que nous ne savions plus si nous avions vu le film adapté de telle histoire, ou si nous en avions imaginé si bien les décors et personnages que ceux-ci demeuraient imprimés dans notre mémoire mieux encore que l’intrigue.

Les livres de Simenon se rencontraient partout. Ils coûtaient, à acheter, le prix d'une place de cinéma. Et nous ne les conservions pas, nous nous les refilions aussitôt que nous les avions lus. Si bien que nous en perdions la trace, et la mémoire. Ils n'étaient plus dans notre bibliothèque, sur une étagère pour nous rappeler que les avions lus, et si l'idée nous venait de racheter un livre précisément dont le titre nous revenait en mémoire et que nous voulions relire, nous n'étions pas assurés de le retrouver, pas comme s'il s'était agi d'un Gide ou d'un Camus. Je veux dire que les volumes de la «Bibliothèque de la Pléiade», que j'ai commencé d'acheter dans la même période de l'adolescence, ont pris une place importante dans ma vie parce que je les ai conservés toujours. Je ne me déferai jamais, tant que je vivrai, de mon Poe traduit par Baudelaire, de mon Montaigne, de mon Racine de 1950, édité par Raymond Picard (tout le théâtre en un seul volume), tandis que Simenon au contraire est entré dans ma vie parce que je n'ai pas conservé ses livres. D'un côté des objets que je possède, moi qui en possède si peu, et qui me sont toujours plus précieux au fur et à mesure que je vieillis. De l'autre, des événements que j'ai vécus sur un autre plan que ceux de ma propre vie, mais qui se sont mêlés à leur fil (à leur flux) et en deviennent de plus en plus indissociables avec le temps. Qui y adhèrent. Comme des rêves récurrents.

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