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Le Cimetière de Prague - Umberto Eco

Le nouveau roman d'Umberto Eco décortique l'histoire d'un des plus odieux canulars que l'homme est jamais conçu, les fameux Protocoles des sages de Sion, qu'il avait déjà évoqué dans son Pendule de Foucault. Si le sémiologue italien a opté pour le mode fictif (à la manière des romans-feuilletons d'Alexandre Dumas ou d'Eugène Sue) et non pour l'écriture d'un essai, c'est en quelque sorte par mimétisme ou en référence à son sujet puisque l'auteur des Protocoles s'est inspiré de ce genre narratif.

Le parti pris d'Umberto Eco a créé la polémique en Italie où on lui reproche d'être ambiguë. Les médias français (je pense notamment à l'émission du Masque et la plume sur France Inter) blâment surtout le caractère trop encyclopédique de l’œuvre.

Les Protocoles des sages de Sion sont un document de propagande antisémite qui alimentent le mythe du complot sioniste ou judéo-maçonnique international. Il s'agit d'un faux inspiré du pamphlet du journaliste Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, sur la manipulation de l'opinion publique. Les Protocoles des sages de Sion est rédigé par Mathieu Golovinski à l'instigation de l'Okhrana (les services secrets de la Russie impériale) et destiné au Tsar. Il paraît d'abord partiellement à l'été 1903 dans un journal russe avant d'être diffusé dans plusieurs langues. Traduit en allemand dès 1909, il inspire un certain Adolf Hitler, et par voie de conséquence la solution finale. La falsification n'est dénoncée qu'en 1921 par le Times de Londres.

A travers ce roman, qualifié de labyrinthique par les critiques littéraires, Umberto Eco entend étudier l'histoire de l’antisémitisme entre 1830 et 1898, à travers la production éditoriale du 19ème siècle, ainsi que les grands épisodes de l'histoire européenne. Il évoque tour à tour l'unité italienne avec Garibaldi, la guerre de 1870, la Commune de Paris ou l'affaire Dreyfus. On croise également dans son œuvre de nombreux personnages (réels pour l'essentiel) qui ont participé volontairement ou indirectement à la naissance des Protocoles. Parmi ceux-ci, on peut citer : le prêtre jésuite Augustin de Barruel, auteur d'un Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme soutenant une théorie du complot des Illuminati ; l'écrivain socialiste et antisémite Alphonse Toussenel ou le fondateur du journal nationaliste et anti-dreyfusard La Libre parole, Edouard Drumont. A cela s'ajoute plusieurs héros de l'occultisme comme le prêtre Joseph-Antoine Boullan, condamné pour satanisme en 1887. Il y a enfin les faussaires célèbres, à l'instar de Léo Taxil, auteur d'une campagne anticléricale et surtout d'une mystification littéraire mettant en scène de hauts dignitaires Francs-maçons pratiquant des messes noires.

Ce foisonnement de références devraient satisfaire les admirateurs sincères d'Umberto Eco, bien qu'on puisse lui reprocher une accumulation un peu lourde de connaissances et il faut reconnaître que son livre aurait pu être lesté d'une bonne centaine de pages. Car, oui, le lecteur se lasse de cette accumulation exhaustive et finit par se demander si l'écrivain ne le prend pas pour un attardé auquel il faudrait rabâcher sans cesse et de différentes manières les informations destinées à la bonne compréhension du contexte historique et de l'intrigue. Cette sensation est d'ailleurs confirmée à la fin du roman où un tableau en annexe récapitule l'articulation des différents chapitres. Une note précise, non sans ironie, qu'il est destiné au « lecteur excessivement intraitable ou à la foudroyante comprenette ». Chacun est libre d'apprécier la boutade au premier ou au second degré.

Si Umberto Eco s'est senti obligé de présenter un plan de son livre, c'est sans doute parce que l'intrigue est composée de flash-back rapportés dans un journal à « quatre-mains », tenu par un personnage schizophrène qui se présente tour à tour sous le nom de Simon Simonini ou d'abbé Dalla Piccola et annoté par un narrateur anonyme. Simon Simonini est un immigré d'origine italienne installé en France, gastronome impénitent, amateur compulsif de romans-feuilletons, notaire expert en faux, comploteur nourrit d'une haine ancestrale pour le clergé, les juifs et les femmes. Victime de troubles de la mémoire, il décide de suivre les lointains conseils d'un docteur viennois, dont il croit se souvenir qu'il s’appelle « Froïde», et de coucher ses souvenirs par écrit. Entre deux crises d'amnésie, notre odieux bonhomme, voit apparaître dans son journal, les commentaires de l'abbé Dalla Piccola, infligé des mêmes symptômes que lui. Sous cette plume double s'esquisse le passé trouble d'un homme, l'histoire mouvementée d'une Europe qui hésite entre construction et destruction, ainsi que les origines d'un sombre document intitulé Le cimetière de Prague.

Dès les premières lignes du roman, le lecteur reçoit en pleine face les effluves fétides du mal absolu. Il s'enlise peu à peu dans la noirceur insondable de l'âme humaine et s'empêtre jusqu'à l 'étouffement tandis que le capitaine Simonini s'empiffre de mets fins dont il nous communique les recettes. Le lecteur pourrait se délecter de cette orgie culinaire s'il n'était au bord d'une nausée consciencieusement suscitée. En ce sens, Umberto Eco a largement atteint son but.
Au cours de cette lecture moralement éprouvante, j'ai repensé plusieurs fois à un autre pavé de l'horreur : Les bienveillantes de Jonathan Littell (qui, notons en passant, est volontairement pollué par les problèmes gastriques du narrateur), un roman également magistral, autant que nécessaire mais impossible à aimer.

Le Cimetière de Prague de Umberto Eco, Grasset (mars 2011), 555 pages


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