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Amiens vue par Ruskin (traduction de Proust)

En décembre 1899, Marcel Proust, qui parle si peu l’anglais, décide de traduire The Bible of Amiens, l’œuvre du sociologue, écrivain et critique d’art, John Ruskin (1819-1900). Ce volume, consacré à la cathédrale d’Amiens, et paru 15 ans plus tôt, devait inaugurer une série dédiée à l’histoire du christianisme en Europe : Our Father Have Told Us. Il faut six année à Marcel Proust (1871-1922), avec l’aide de sa mère et du traducteur Robert d'Humières, pour arriver à bout de La Bible d'Amiens.

« L’intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné pour lui, sait que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante où son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l’entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement que, à cette halle, au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a 1e privilège de « dix minutes d’arrêt ».
Il n’est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d’arrêt lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place d’une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la « Reine des Eaux » de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même; et traversée non par de longs courants de marée montante et descendante[3], mais par onze beaux cours d’eau à truites (dont quatre ou cinq sont à peu près aussi larges, chacun, que notre Wandle dans le Surrey ou que la Dove d’Isaac Walton)[4], qui se réunissant de nouveau après qu’ils ont tourbillonné à travers ses rues, sont bordés comme ils descendent (non guéables excepté quand les deux Edouards les traversèrent la veille de Crécy) vers les sables de Saint-Valéry, par des bois de tremble et des bouquets de peupliers [5] dont la grâce et l’allégresse semblent jaillir de chaque magnifique avenue comme l’image de la vie de l’homme juste: « Erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum. »
Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de ses cours d’eau, mais au fardeau qu’ils portaient. Elle fut une ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre, en bois, en ivoire ; elle était habile comme une Égyptienne dans le tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs dans ses ouvrages d’aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et sa renommée se répandait dans tous les pays
 »

John Ruskin, La Bible d’Amiens, Chapitre I - Au bord des courants d’eau vive, 1904.

Visites Guidées:
La Bible d’Amiens de John Ruskin sur Wikisource
La Bible d’Amiens de John Ruskin sur Gallica
John Ruskin sur Picardia
Ruskin vu par Marcel Proust sur L’Encyclopédie de l’Agora
John Ruskin, aux origines de l’”Arts and Crafts”, ancêtre de l’Art Nouveau

Images:
John Ruskin en 1885 par Herbert Rose Barraud (1845-1896)
Horloge de la rue des bois des sergents et cathédrale, Amiens via Wikipedia


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