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Londres vue par Gautier

Théophile Gautier (1811-1872) est un grand voyageur. Il part en Espagne en 1840, visite l'Algérie en 1845, l'Italie en 1850, la Grèce et la Turquie en 1852, la Russie en 1858 puis l'Égypte en 1869. Chacune de ses expéditions lui inspirent de nouvelles œuvres: poèmes, pièces de théâtre, ballets, récits de voyage ou articles de presse. Le texte que nous avons choisi, Une journée à Londres, est extrait d'un numéro de la Revue des Deux Mondes, paru en 1842.

« La façade de toutes ces maisons est tournée vers le fleuve, car la Tamise est la grande rue de Londres, la veine artérielle d’où partent les rameaux qui vont porter la vie et la circulation dans le corps de la ville. Aussi quel luxe d’écriteaux et d’enseignes ! Des lettres de toutes couleurs et de toutes dimensions chamarrent les édifices de haut en bas ; des majuscules ont souvent la hauteur d’un étage. Il s’agit d’aller chercher la vue d’un côté à l’autre d’une nappe d’eau qui est sept ou huit fois large comme la Seine. Votre oeil s’arrête sur l’acrotère d’une maison bizarrement découpée à jour ; vous cherchez à quel ordre d’architecture appartient ce genre d’ornement. En vous approchant, vous découvrez que ce sont des lettres de cuivre doré, indiquant un magasin quelconque, et qui servent à la fois d’enseigne et de balustrade. En fait de charlatanisme d’affiche, les Anglais sont sans rivaux, et nous engageons nos industriels à faire un petit tour à Londres pour se convaincre qu’ils ne sont que des enfants auprès de cela. Ces maisons, ainsi bariolées, placardées, zébrées d’inscriptions et de pancartes, vues du milieu de la Tamise, présentent l’aspect le plus bizarre.
Je ne fus pas peu surpris d’apercevoir intacte, du moins à l’extérieur, la Tour, que je croyais, d’après les descriptions des journaux, brûlée et réduite en cendre. La Tour n’a rien perdu de son antique physionomie ; elle est encore là, avec ses hautes murailles, son attitude sinistre et son arcade basse (la porte des Traîtres), sous laquelle un bateau noir, plus sinistre que la barque des ombres, apportait les coupables et venait reprendre les condamnés à mort. La Tour n’est pas, comme son nom semblerait l’indiquer, un donjon, un beffroi solitaire ; c’est une bastille en règle, un pâté de tours reliées entre elles par des murailles, une forteresse entourée de fossés, alimentée par la Tamise, avec des canons, des ponts-levis ; une forteresse du moyen-âge, aussi sérieuse pour le moins que notre Vincennes, où se trouvent une chapelle, une messagerie, un trésor, un arsenal, et mille autres curiosités. - Si je tenais à allonger cette lettre outre mesure, mon cher Fritz, je pourrais te donner là-dessus une infinité de détails que tu sais mieux que moi, et que tout le monde, peut apprendre en ouvrant le premier livre venu. (...)Les beautés d’une ville consistent dans des rues ou des places trop larges bordées de maisons neuves et régulières c’est toujours ce que l’on m’a fait voir en pareille occasion.
Ce qui me frappa d’abord, c’est l’immense largeur des rues cotoyées de trottoirs où vingt personnes peuvent marcher de front. Le peu d’élévation des maisons rend encore cette largeur plus sensible. La rue de la Paix de Paris ne serait là-bas qu’une rue assez étroite ; le pavé de bois dont on a fait chez nous un essai de quelques toises est généralement adopté à Londres, où il résiste parfaitement à une circulation de voitures trois fois plus nombreuse et plus active que celle de Paris. Les roues tournent sur ce parquet de sapin, muettes et sourdes, comme sur un tapis, et épargnent aux habitans des rues fréquentées le tapage assourdissant que font les voitures sur des pavés de grès. Mais il est vrai de dire qu’à Londres le développement des trottoirs permet aux piétons d’abandonner la chaussée aux chevaux et aux véhicules, ce qui prévient les accidens nombreux que ne manquerait pas de causer l’absence de bruit. Les rues qui ne sont pas parquetées en bois sont macadamisées.(...)

La Tamise est à Londres ce que le boulevart est à Paris, la principale ligne de circulation. Seulement, sur la Tamise, les omnibus sont remplacés par de petits bateaux à vapeur étroits, allongés, tirant peu d’eau, dans le genre des Dorades qui allaient du Pont-Royal à Saint-Cloud. Chaque trajet se paie six pence. L’on va ainsi à Greenwich, à Chelsea ; des cales sont établies près des ponts où se prennent et se déposent les passagers. Rien de plus agréable que ces petits, voyages de dix minutes ou d’un quart d’heure qui font défiler devant vous, comme un panorama mobile, les rives si pittoresques du fleuve. Vous passez ainsi sous tous les ponts de Londres. Vous pouvez admirer les trois arches de fer du pont de Southwark, d’un jet si hardi, d’une ouverture si vaste ; les colonnes ioniennes qui donnent un aspect si élégant au pont de Blackfriars, les piliers doriques d’une tournure si robuste et si solide de Waterloo-Bridge, le plus beau pont du monde assurément. En descendant de Waterloo-Bridge, vous apercevez, à travers les arches du pont de Blackfriars, la silhouette gigantesque de Saint-Paul, qui s’élève au-dessus d’un océan de toits, entre les aiguilles et les clochers de Sainte-Marie-le-Bow, de Saint-Benoit et de Saint-Mathieu, avec une portion de quai encombrée de bateaux, de barques et de magasins. Du pont de Westminster vous découvrez l’antique abbaye de ce nom élevant dans la brume ses deux énormes tours carrées qui rappellent les tours de Notre-Dame de Paris, et qui portent à chaque angle un clocheton aigu, les trois clochers bizarrement tailladés à jour de Saint-Jean-l’Évangéliste, sans compter les dents de scie formées parles aiguilles des chapelles lointaines, les cheminées de fabrique et les toits de maison. Le pont du Vaux-Hall, qui est le dernier qu’on trouve de ce côté, clôt dignement la perspective. Tous ces ponts, qui sont en pierre de Portland ou en granit de Cornouailles, ont été construits par des sociétés particulières, car à Londres le gouvernement ne se mêle de rien, et les dépenses en sont couvertes par un droit de péage. (…)

Regent-Street, qui a des arcades comme la rue de Rivoli, Piccadilly, Pall-Mall, Hay-Market, l’Opéra italien, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à l’Odéon de Paris, Carlton-Palace et Saint-James’sParck, le palais de la reine avec son arc de triomphe imité de celui du Carrousel, font de cette portion de la ville une des plus brillantes de Londres.
L’architecture des maisons, ou plutôt des palais qui forment ce quartier, habité par les classes riches, est tout-à-fait grandiose et monumentale, quoique d’une composition hybride et souvent équivoque. Jamais l’on n’a vu tant de colonnes et tant de frontons, même dans une ville antique. Les Romains et les Grecs n’étaient pas si Romains et si Grecs assurément que les sujets de sa majesté britannique. Vous marchez entre deux rangs de Parthénons ; c’est flatteur. Vous ne voyez que temples de Vesta et de Jupiter-Stator, et l’illusion serait complète, si dans les entre-colonnemens vous ne lisiez des inscriptions du genre de celles-ci : - Compagnie du gaz. - Assurances sur la vie. - L’ordre ionique est bien vu, le dorique encore mieux ; mais la colonne pestumnienne jouit d’une vogue prodigieuse ; on en a mis partout, comme la muscade dont parle Boileau. Ces colonnades et ces frontons ne manquent pas, au premier coup d’oeil, d’un certain aspect splendide ; mais toutes ces magnificences sont pour la plupart en mastic ou en ciment romain, car la pierre est fort rare à Londres. C’est surtout dans les églises de construction nouvelle que le génie architectural anglais a déployé le cosmopolitisme le plus bizarre et fait la plus étrange confusion de genres. Devant un pylône égyptien se déploie un ordre grec entremêlé de pleins cintres romains, le tout surmonté d’une flèche gothique. Cela ferait hausser les épaules de pitié au moindre paysan italien. A très peu d’exceptions, tous les monumens modernes sont de ce style.


Théophile Gautier, Une journée à Londres, Revue des Deux Mondes, 4ème série, tome 30, 1842

Visites guidées:
Une journée à Londres de Théophile Gautier sur Wikisource
Oeuvres de Théophile Gautier sur le site de La Poésie française
Site officiel du Bicentenaire de Théophile Gautier
Théophile Gautier sur le site de L'encyclopédie de l'Agora

Images:
Théophile Gautier par Bertall (1820-1882)
Chambres du Parlement (Palais de Westminster) en 1852 par Edmund Walker (1836-1882).


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