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Jack London: Contre le capitalisme sauvage

Lorsque l'on évoque Jack London (1876-1916), on pense avant tout à Croc Blanc ou L'appel de la forêt, ces livres magnifiques qui ont peuplé les lectures enfantines de la plupart d'entre-nous. Mais l'écrivain américain était aussi un journaliste engagé qui a décrit les bas quartiers de l'est londonien, dans Le peuple d'en bas, et présenté sa conception matérialiste de l'histoire dans Le Talon de fer. Il occupe donc une place de choix dans notre Citathon.

Dans les anciens temps, les grands cavaliers blonds, qui fonçaient à l'avant-garde des batailles montraient au moins leur mesure en pourfendant les hommes de la tête à l'échine. Tous comptes faits, il avait bien plus de noblesse à tuer un ennemi solide d'un coup d'épée proprement asséné, que de le réduire à l'état de bête, lui et ses descendants, par une manipulation adroite et implacable des rouages de l'industrie et de la politique.


Le peuple d'en bas, éd. Phébus, 1999.


Dans une civilisation aussi matérialiste, fondée non pas sur l'individu, mais sur la propriété, il est inévitable que cette dernière soit mieux défendue que la personne humaine, et que les crimes contre la propriété soient stigmatisés de façon plus exemplaire que ceux commis contre l'homme. Si un mari bat sa femme, s'il lui arrive de lui casser quelques côtes, tout cela n'est que du très banal, comparé au fait de dormir à la belle étoile parce qu'on n'a pas assez d'argent pour entrer à l'asile. Le gosse qui vole quelques poires à une très florissante compagnie de chemins de fer constitue une bien plus grande menace contre la société que la jeune brute qui, sans aucune raison, se livre à des voies de fait contre un vieillard de plus de soixante-dix ans. La jeune fille qui s'installe chez une logeuse en prétendant qu'elle a du travail, commet une faute si grave que, si on ne la punit pas sévèrement, elle et toutes celles de son espèce pourraient jeter par terre les fondements de cette fabrique de propriétés qu'est devenue notre société. Par contre, si elle se promène dans un but peu avouable sur Piccadilly ou sur le Strand passé minuit, la police fermera les yeux, et elle n'aura aucune difficulté à payer son loyer.


Le peuple d'en bas, éd. Phébus, 1999, Chapitre XVI.


Dès que la demande dépasse l'offre, la sélection se met à jouer. Dans chaque branche de l'industrie, on refuse les moins compétents – et, comme on les rejette, ils ne sont plus à même de remonter à la surface, et descendent pour atteindre le niveau à quoi ils sont bons, un emploi dans une usine où on ne leur demande aucune compétence. Conséquence inévitable : les moins aptes se laissent entraîner jusqu'au fond de l'abîme, cette sorte d'abattoir où ils finissent misérablement.
Un simple regard sur ces inaptes notoires, confinés aux plus basses besognes, démontre que ceux-ci sont, d'une façon générale, des épaves, physiquement et moralement. Les derniers arrivés constituent la seule exception. À peine moins capables que les autres, le processus de destruction va insensiblement les anéantir. Toutes les forces, ici, sont rassemblées contre l'individu. Le corps en bonne santé (qu'on peut encore voir sur cette pente fatale alors que l'esprit est déjà corrompu) se détruit rapidement tandis que l'esprit (qui n'a pas encore été avili et que l'on rencontre ici de temps à autre sur un corps déficient) est vite sali et contaminé. La mortalité est excessive chez ces gens-là, mais beaucoup trop meurent de mort lente.
C'est dans cette atmosphère que se construisent l'Abîme et l'abattoir. Les incapables s'éliminent automatiquement d'eux-mêmes, dans ce monde industriel, et sont impitoyablement rejetés hors du circuit. L'inaptitude au travail est la résultante d'un tas de facteurs : le mécanicien irrégulier, ou irresponsable, sera vite précipité vers le bas avant même qu'il ne trouve sa vraie place, comme travailleur temporaire par exemple, ce qui lui permettrait d'avoir un travail aussi irrégulier que son tempérament l'exige, avec peu ou pas de responsabilités. Tous les lents, les maladroits, les faibles de corps ou d'esprit, et tous ceux qui manquent de résistance nerveuse, mentale ou physique, sont piétinés sans aucune pitié, parfois immédiatement, parfois par paliers. L'accident, qui rend l'ouvrier incapable de travailler, le classe parmi les inaptes, et ce sera là le début de sa chute. Le travailleur âgé, dont le potentiel d'énergie décroît avec la vivacité de son cerveau, devra lui aussi commencer la terrible descente qui ne s'arrête jamais et trouve sa conclusion dans la déchéance et dans la mort.


Le peuple d'en bas, éd. Phébus, 1999, Chapitre XVII.




Bibliographie non exhaustive:
L'Appel de la forêt ou L'Appel sauvage [The Call of the Wild, 1902]
Le Peuple de l'abîme ou Le Peuple d'en bas [The People of the Abyss, 1903]
Croc-Blanc [White Fang,1906]
La route [The Road, 1907]
Le Talon de fer [The Iron Heel,1908]
Martin Eden [1909]
Les Contes des mers du sud [South Sea Tales,1911]
La Croisière sur le Snark [The Cruise of the Snark, 1913]
Les Mutinés de l'Elseneur [The Mutiny of the Elsinore,1914]


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