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Moi qui n'ai pas connu les hommes - Jacqueline Harpman

Roman étrange qui fascine et met le lecteur très mal à l'aise. Un jour retentit une sirène au moment où les hommes apportent la nourriture; les hommes fuient en pleine panique, laissant la clé sur la porte des grilles qui les entourent.

C'est bien sûr la narratrice qui va ouvrir la cage et ces femmes qui ont été enfermées depuis au moins 13 ans (elles se basent sur la façon dont la "petite" a grandi) vont redécouvrir la lumière du jour, devoir réapprendre le cycle des jours et des nuits, profiter de l'air frais dans un décor étrange, fait de sable et de terre, où une rare végétation apparaît ça et là. Elles vont petit à petit s'organiser, vivant d'abord dans la peur de voir réapparaître les gardiens au fouet, ou éventuellement d'autres bourreaux. Pourtant leur détermination est évidente : JAMAIS elles ne retourneront dans la cage. Elles ont été dominées, enfermées, traitées comme du bétail, elles ne revivront jamais cela.

Parce qu'elles souhaitent savoir s'il y a encore des villes, d'autres lieux, des maisons, d'autres femmes, elles vont se mettre en route vers l'espoir, mais bien vite elles déchantent, les seules maisons dans ce paysage désolé sont des guérites comme celle qui dominait leur cave. Et à chaque fois, elles découvriront d'autres cages, où les prisonnières (et prisonniers dans certains cas) n'ont pas eu la même chance qu'elles, où les clés ne furent pas laissées sur les portes, et où tous sont morts dans d'atroces souffrances en ayant tenté de s'échapper.

Le cours de la vie va s'installer pour les survivantes; les plus âgées ou les malades mourront l'une après l'autre et la narratrice sait où cela va la mener elle aussi; il n'y a plus de docteurs, il n'y a pas de médicaments, on vieillit et on meurt.
Entretemps elle aura découvert la lecture, la musique, l'écriture, et tellement d'autres choses - sont elles ou non importantes ces choses ? oui lorsqu'on en est privé.
Cependant la pire privation reste bien celle de la liberté.

Sur la thématique ancienne de la caverne, chère à Platon, L'écrivaine et psychanaliste belge Jacqueline Harpman a construit un récit très court mais terriblement oppressant.
Cette humanité qui a disparu, on ne sait comment pour commencer. Ensuite cet enfermement où gardiens sont aussi prisonniers que les détenus puisqu'ils doivent les garder, ne pouvant rien faire d'autre.
Un monde déshumanisé, où ne règne que la lumière artificielle, où les latrines sont exposées, où on ne peut garder les couverts pour ne pas se tuer, où on ne peut se toucher, à peine se parler. C'est un monde abominable, surréaliste, sans la moindre touche d'humour.

C'est bien là le récit d'une psychanalyste, plus que d'un écrivain, cela ressemble à une analyse sur le manque d'échanges entre les êtres. Par instant cela délire un peu.
Personnellement j'avoue avoir été captivée et fascinée par ce récit, mais en même temps il m'a mise terriblement mal à l'aise; sommes nous voués à une telle fin ? avons nous déjà perdu une partie de notre humanité ? Est ce à cela que ressemblera notre monde si nous ne devenons pas plus tolérants ?
Quel est le but de ce livre ? Quel est le but de l'existence de ces femmes vouées à la mort en même temps qu'elles échappent à la prison ?
Comme on peut le constater, c'est un récit qui suscite des questions et les réponses sont en chacun de nous.

Bref qui d'où viens je ? qui suis je ? où vais je ? dans quel état j'erre?
Docteur, quand puis je vous voir ?

A propos de l'auteur :

JACQUELINE HARPMAN, née à Bruxelles le 5 juillet 1929.

Elle vécut de 11 à 16 ans à Casablanca ; actuellement elle habite toujours la capitale belge en compagnie de son époux et de leurs deux filles. Une partie de sa famille, dont son frère, fut déportée pendant la seconde guerre mondiale et ne revint jamais des camps de la mort.

A Casablanca, Jacqueline étudie les langues modernes, notamment l’anglais et l’arabe avec une réelle passion pour la syntaxe, la grammaire et les classiques de la littérature.

Rentrée en Belgique, elle entreprit des études de médecine mais en 1950, atteinte de tuberculose, elle dut passer plusieurs mois au sanatorium d’Eupen. Elle commencera alors à écrire un roman qui ne sera jamais publié. Revenue à Bruxelles, elle reprend ses études de médecine et échoua aux examens à cause d’une appendisectomie. Elle décidera alors de se consacrer entièrement à l’écriture de 1959 à 1966 ; elle travaillera également pour le cinéma en tant que scénariste et dialoguiste. Elle participe aussi activement à des émissions radiophoniques et des critiques théâtrales.

Un différend l’ayant opposé à sa maison d’éditions, Harpman reprend des études de psychologie à l’université libre de Bruxelles. Depuis 1976, elle fait partie de la Société belge de Psychanalyse ; elle rédigera plusieurs articles dans la "Revue belge de psychanalyse". Toutefois, depuis 1986, elle est retombée dans son "péché mignon" et s’est remise à l’écriture pour notre plus grand bonheur.

Les romans de Jacqueline Harpman sont moins importants pour leur intrigue que pour la force des relations entre les personnages ; haine et amour s’y confrontent toujours à côté de la passion. Son approche des relations humaines est toujours à la fois littéraire et psychanalytique. Les personnages sont toujours très bien cernés et très humains, l’auteur aime "voir ce qui se passe dans la tête des gens".

Parmi les plus célèbres romans de Jacqueline Harpman, on trouve des petits bijoux littéraires tels Orlanda (hommage à l’Orlando de Virginia Woolf , et pour lequel elle obtint le prix Médicis ex-æquo), Dieu et moi (un hilarant dialogue entre Dieu et l’écrivain), la Plage d’Ostende et la Dormition des Amants (récit historique).


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